Mettre fin à l’itinérance ? Le cas finlandais – Volet 1
Cet article est le premier d’une série de deux articles portant sur des plans de lutte contre l’itinérance qui ont réussi. Le premier article présente la stratégie finlandaise en mettant en évidence les éléments clés qui en ont fait un succès. Le deuxième article présente l’approche de Medicine Hat (Alberta) pour lutter contre l’itinérance, en faisant ressortir les leçons que l’ont peut apprendre de ce cas, mais également en soulignant le caractère unique de cette stratégie.
Si de nombreux plans pour éradiquer ou réduire l’itinérance ont été mis en oeuvre dans le monde, notamment aux États-Unis et au Canada, leur promesse d’éliminer l’itinérance demeure en grande partie non réalisée, et ce, pour de nombreuses raisons. Le manque d’investissement dans le logement et dans le soutien social spécialisé pour les itinérants chroniques en font partie, ainsi que le manque d’engagement politique pour faire de la réduction de l’itinérance une priorité. En Amérique du Nord et en Europe, les deux réussites les plus citées pour réduire ou éradiquer l’itinérance sont les plans de Medicine Hat, en Alberta, et celui de la Finlande[1]. Medicine Hat et la Finlande sont, bien sûr, très différentes de Montréal, mais il y a quand même des leçons à tirer de leur succès.
Le contexte européen : la Finlande
En 1987, un peu plus de 18 000 personnes ont fait l’expérience de l’itinérance en Finlande, dont la population totale était de 4,9 millions d’habitants. Après deux décennies d’efforts pour réduire l’itinérance, notamment par la construction de logements sociaux, le nombre d’itinérants en Finlande avait beaucoup baissé. Cependant, malgré ce succès, le nombre de personnes itinérantes chroniques ou à long terme est resté relativement stable pendant la même période, et constituait bel et bien une proportion beaucoup plus grande par rapport à la population itinérante: de 7 877 personnes itinérantes au milieu des années 2000 (en comptant les itinérants cachés), 3 079 étaient itinérantes à long terme. En 2014, il y avait 7 107 itinérants en Finlande [2].
Le fait que les Finlandais utilisent des méthodes solides et fiables de collecte des données sur la population itinérante leur facilite la tâche dans leur lutte contre l’itinérance.
La Finlande surveille et étudie depuis les années 1980 sa population itinérante. Elle a ainsi été en mesure de localiser non seulement ceux qui sont manifestement itinérants, mais également ceux qui sont cachés. C’est un détail important, car c’est l’une des clés du succès de la stratégie finlandaise. La population des itinérants cachés trouve à se loger chez des amis ou de la famille (souvent en dormant sur le canapé ou en vivant dans des milieux surpeuplés), mais aucun d’entre eux n’a un logement convenable et abordable. C’est pour cette raison qu’ils sont considérés comme itinérants.
Dans nombre de pays européens, dont la Finlande, pour que les itinérants reçoivent des services des municipalités (l’ordre de gouvernement responsable des services pour itinérants), les personnes concernées doivent signer un formulaire de consentement afin que leurs renseignements personnels puissent être partagés avec diverses agences. On leur octroie également un numéro d’identification. Durant le décompte annuel, les fournisseurs de services remplissent des formulaires pour chaque personne qu’ils savent itinérante durant la semaine du décompte. Les numéros d’identification sont utilisés sur les formulaires, et les doublons sont éliminés du décompte final. Cette méthode, qui repose sur les connaissances du fournisseur de services, permet d’inclure avec précision l’itinérance cachée dans les comptes finaux. La définition large de l’itinérance combinée à des données très précises est très commune dans la plupart des pays scandinaves.
En analysant les résultats du décompte annuel des itinérants, les décideurs ont remarqué que la diminution de l’itinérance avait stagné au milieu des années 2000. C’est pour cette raison qu’en 2007 le gouvernement finlandais a chargé un « groupe des sages » de quatre personnes d’élaborer un plan pour réduire l’itinérance à long terme. Ce groupe était composé d’un député, du directeur des services sociaux de Helsinki, du directeur d’un grand organisme d’aide au logement, la Y-Foundation, et de l’évêque de Helsinki. Le groupe des sages a mis en oeuvre une stratégie de 3 ans pour l’itinérance, de 2008 à 2011 (PAAVO I), et un deuxième plan, de 2011 à 2015 (PAAVO II), avec un financement de 200 millions d’euros, soit environ 290 millions de dollars canadiens. (Il convient de rappeler que la population du Canada est environ 7 fois plus importante que celle de la Finlande). La majeure partie de ce financement (170 millions d’euros) provenait du gouvernement central, avec la participation des municipalités, et le reste était financé par la commission de la loterie nationale.
La politique de 2008-2011 avait pour objet de réduire de 50 % l’itinérance à long terme et assurer 1250 logements subventionnés, tandis que le deuxième plan visait à éliminer l’itinérance à long terme et à assurer 1250 autres logements subventionnés pour 2015[2]. Entre 2008 et 2014, La Finlande a constaté une réduction significative de 26 % du nombre de personnes vivant dans l’itinérance chronique. Au cours du processus de réduction de l’itinérance chronique, certains refuges d’urgence ont été fermés à Helsinki et, étonnamment, ont été transformés en logements subventionnés pour les anciens itinérants.
Compte tenu de la définition très large de l’itinérance qui est utilisée en Finlande, cette réduction de 26 % de l’itinérance chronique est incroyable, selon les normes nord-américaines et européennes. Ces plans (PAAVO I et II) n’ont toutefois pas bien réussi à atteindre leurs objectifs établis qui consistent à mettre un terme à l’itinérance. En effet, il y a toujours de l’itinérance en Finlande, mais aussi de l’itinérance à long terme.
Un examen théorique des deux stratégies finlandaises note que « tandis que la Finlande a abaissé de 26 % le nombre des personnes vivant dans l’itinérance à long terme entre 2008 et 2014, et a réduit la proportion des itinérants qui vivent dans l’itinérance à long terme de 45 % en 2008 à 29 % en 2014, l’itinérance à long terme se poursuivait à un taux qui était inacceptable, du point de vue des Finlandais » (Pleace et al. 2016, 434-435).
Il est donc important de mettre cet « échec » dans son contexte. L’itinérance existe toujours en Finlande, mais, selon les normes internationales, elle est très réduite. Pour comparer l’expérience finlandaise à l’expérience canadienne, Pleace et al. a estimé que tandis qu’environ 5,6 % de la population canadienne vit un épisode d’itinérance au cours d’une année donnée, seulement 0,14 % de la population finlandaise en vit un. Là aussi, il est important de noter que la définition finlandaise de l’itinérance est bien plus vaste que celle qu’adopte le Canada, et les chiffres sont bien plus précis, ce qui veut dire que la différence entre les deux pays est encore plus grande. Ils écrivent que « la Finlande est passée d’une position en 2008, où elle avait comparativement un tout petit problème d’itinérance, à une position où l’itinérance a été encore plus réduite ».
La luttre contre l’itinérance : la réussite de l’expérience finlandaise
Une partie de la réussite de l’expérience finlandaise dans la lutte contre l’itinérance est incontestablement l’adoption d’une très vase définition de l’itinérance, et sa capacité à suivre l’évolution de l’itinérance cachée. Une étude pan-européenne des politiques d’itinérance note que l’adoption d’une définition vaste est cruciale:
« il est important que les indicateurs de suivi s’inscrivent dans une vaste définition de l’itinérance, et aient l’ambition claire de réduire progressivement toutes les formes d’itinérance. Sans cela, il y a un risque que les progrès dans une région créent ou masquent une augmentation dans un autre domaine » (FEANTSA 2012, 24).
L’importance accordée à une définition large de l’itinérance est essentielle à la compréhension, en partie, de l’échec du plan du maire de Vancouver Robertson Gregor pour mettre fin à l’itinérance. Sortir les itinérants chroniques de la rue pour les mettre dans un refuge pourrait diminuer l’itinérance dans les rues, mais ces personnes, même quand elles sont dans un refuge, demeurent les plus vulnérables de la population itinérante. En d’autres mots, elles pourraient facilement retomber dans l’itinérance dans la rue, si elles ne sont pas immédiatement mises en contact avec de l’aide sociale et de l’aide au logement (ce qui est très difficile à Vancouver). La Finlande a suivi attentivement toutes les formes d’itinérance, dans le but de la réduire, y compris l’itinérance cachée, tout en donnant la priorité à l’itinérance chronique.
Le deuxième élément de succès en Finlande était la coopération étroite entre le gouvernement central, les municipalités et d’importants organismes du troisième secteur[3], et les contributions financières importantes qu’ils ont apportées pour lutter contre l’itinérance. PAAVO I et II ont réuni des représentants grandement respectés de chacun de ces secteurs et, ensemble, ils ont créé le plan de la Finlande.
« C’est par la mise en place et le maintien d’une coopération politique que la stratégie a été capable d’arriver à réduire significativement l’itinérance » (Pleace et al. 2016, 436).
Qui plus est, les groupes communautaires en Finlande étaient considérés comme des partenaires à part entière dans le processus politique.
La coordination des mises à jour des différents niveaux de gouvernement, et l’implication du troisième secteur à divers stades du processus politique est importante pour faire une politique réussie qui réponde aux besoins locaux.
Le fait que la Finlande soit un État unitaire rend assurément la coordination plus facile; au Canada, toute stratégie nationale doit également se coordonner avec 10 gouvernements provinciaux (et trois territoires), dont plusieurs ont des programmes, des problèmes, des politiques sociales et des objectifs politiques différents.
La coordination des politiques entre plusieurs acteurs, l’investissement substantiel que toutes les parties ont fait dans les politiques de lutte contre l’itinérance et l’adoption d’une définition large à l’itinérance sont des leçons importantes à apprendre de l’expérience finlandaise. Si la Finlande n’a pas totalement mis fin à l’itinérance, ses efforts ont toutefois mené à la plus importante baisse de l’itinérance chronique en Europe.
[1] L’Utah est souvent pris en référence pour être le premier État à mettre fin à l’itinérance, mais selon des analyses récentes, cette baisse marquée de l’itinérance chronique est plus due à la modification des définitions et à des problèmes techniques qu’à une véritable baisse de l’itinérance. Cela n’est toutefois pas pris en compte dans cet article en deux parties du blogue.
[2] Pour plus de détails sur les efforts de la Finlande pour la lutte contre l’itinérance, visiter le site: www.housingfirst.fi
[3] Le secteur privé ne s’est pas beaucoup impliqué dans la lutte contre l’itinérance en Finlande.
Alison Smith est candidate au doctorat à l’Université de Montréal. Ses recherches portent sur l’itinérance au Canada.