Cet article du Dr Olivier Farmer est tiré du magazine Le Spécialiste de juin 2016. Il est reproduit ici avec la permission expresse de l’éditeur. Le magazine peut être consulté à l’adresse fmsq.org.
Les décès successifs (sous les balles des policiers) de plusieurs personnes en situation d’itinérance (Mario Hamel en 2011, Farshad Mohammadi en 2012, et Alain Magloire en 2014) ont exposé les failles importantes et, en fait, l’échec lamentable du réseau de la santé face à cette clientèle.
La faible compréhension du phénomène, le manque de volonté institutionnelle et politique, l’absence de coordination entre les actions policières, celles des acteurs de la santé et celles des milieux communautaires ont tous contribué à ce piètre bilan. Et pourtant, les personnes en situation d’itinérance coûtent très cher au contribuable en transports policiers et ambulanciers, en séjours en prison ou à l’hôpital. Le problème est que les défauts du système rendent ces actions inefficaces et futiles, un véritable gaspillage de fonds publics.
Un contexte difficile
Dans le réseau de la santé, nous vivons actuellement la tourmente des transformations liées aux compressions budgétaires, aux « Lois 10 et 20 » et, bientôt, au financement à l’activité. Dans les circonstances, il est difficile d’envisager autre chose que de simplement tenir la tête hors de l’eau ! C’est tout un défi que de rester tournés vers l’avenir pour continuer de développer les pratiques innovantes et améliorer l’accès à nos services. Et, pourtant, si nous voulons éviter la stagnation et le déclin des services, c’est une obligation de tous les moments.
L’accessibilité et une meilleure intégration des services sont des objectifs nommés des réformes en cours. De meilleurs services pour les personnes vulnérables sont demandés régulièrement par la population à travers les médias. Le gouvernement vient de se doter d’une politique de lutte à l’itinérance qui interpelle tous les acteurs de la santé, des services sociaux, du secteur municipal, du logement, et j’en passe, afin d’unir leurs forces pour réduire le phénomène. On s’attend du réseau qu’il devienne plus rapide et efficient, moins compliqué à négocier, plus adapté aux besoins spécifiques des patients et de leurs familles.
Répondre à l’appel
Je suis psychiatre avec une pratique au centre-ville de Montréal, où vivent plus de la moitié des itinérants de la ville. Ils sont de plus en plus nombreux à se présenter à l’urgence. La méconnaissance du phénomène de l’itinérance dans le réseau de la santé a longtemps été une entrave à des soins de qualité aux personnes qui la vivent. Les soignants se trouvent souvent impuissants et frustrés face à leurs problèmes complexes, ce qui entraîne le désinvestissement thérapeutique et la stigmatisation. Venant de compléter un fellowship en public psychiatry (psychiatrie communautaire et organisationnelle), j’étais attiré par ce domaine en friche, mystérieux, qui ne demandait qu’à être exploré. Pour le volet psychiatrique, tout était à faire. Avec un fort désir d’aider et de mobiliser le réseau pour mieux soutenir nos concitoyens vivant un moment difficile, j’ai décidé de travailler pour obtenir un financement et développer des services adaptés aux besoins des itinérants atteints de troubles mentaux au centre-ville de Montréal.
La réalité des personnes en situation d’itinérance au Centre-Ville
Une des réalités du secteur du centre-ville est la présence concentrée de personnes en grande difficulté, sans logement, isolées et le plus souvent malades, et, dans plus de 50 % des cas, avec des troubles psychiatriques.
Ces personnes, généralement coupées de tout réseau familial ou de soutien quelconque, sont souvent réticentes à interagir avec des services publics, que ce soit par peur de stigmatisation, en raison de mauvaises expériences passées, ou encore à cause d’idées paranoïdes. Elles représentent un défi clinique important pour la structure typique des services en santé et sont d’ailleurs généralement considérées comme indésirables dans les urgences médicales ou psychiatriques : elles ont souvent une hygiène personnelle négligée; elles semblent se présenter à répétition pour les mêmes problèmes ; l’arrimage avec des services ambulatoires ne fonctionne presque jamais ; elles n’ont pas de carte RAMQ et donc ne peuvent s’acheter des médicaments, etc.
C’est probablement un peu pour cela que le réseau a choisi de « répartir la misère » en créant un système de garde à la semaine, système selon lequel les ambulanciers et les policiers avaient, en 2011-2012, la consigne d’emmener les personnes malades en situation d’itinérance vers un centre hospitalier (CH) en particulier, CH qui changeait chaque semaine. Ainsi, un patient en crise interpellé aux abords d’un refuge au centre-ville de Montréal pouvait être transporté dans un hôpital dans le nord de la ville : une simple visite à l’urgence ne créant pas une appartenance à l’hôpital, cela rend la tentation forte de congédier rapidement le patient en se disant que c’est un autre CH qui en serait chargé la semaine suivante. Pas étonnant, donc, que les policiers et les organismes communautaires se plaignent que ces patients font la porte tournante dans le système de santé, souvent amenés dans les urgences, mais jamais réellement pris en charge.
Comment faire autrement ?
En réfléchissant à des solutions possibles pour arriver à un meilleur résultat, notre équipe a essayé d’analyser les besoins de ces personnes. En quoi sont-elles différentes des patients habituels ? Pourquoi ne parvient-on pas à les accrocher aux services ?
Souvent, elles ont perdu tous leurs papiers d’identité (y compris leur carte-soleil), et ne peuvent donc pas ouvrir un compte bancaire, faire une demande d’aide sociale ou de logement ou acheter des médicaments. Souvent sans revenu et sans domicile fixe, donc aucun endroit sûr pour entreposer des médicaments, elles sont incapables de se reposer adéquatement et il n’y a aucun moyen pour que les soignants les rejoignent. Les troubles psychiatriques sont exacerbés par la nécessité de dormir dans la rue ou dans des dortoirs bondés ; par le fait d’être toujours obligé de se tenir dans des lieux publics ; et par la possibilité très immédiate d’acheter et de consommer de l’alcool ou des drogues. Lorsque ces personnes arrivent à l’urgence, c’est généralement à la suite d’une crise, lors de laquelle une intervention policière et d’Urgences-Santé, parfois musclée, peut avoir eu lieu. Une fois arrivées à l’hôpital, elles sont souvent en colère et rarement réceptives à une offre d’aide.
Il semblait clair qu’une solution globale devait pouvoir répondre à tous ces enjeux dans le cadre d’une même intervention, avec une seule équipe, car il est déraisonnable de demander à des personnes vivant une telle désorganisation et un stress aussi constant de faire des démarches aux quatre coins de la ville pour leurs papiers d’identité, leurs prestations, leurs médicaments, etc. De plus, une offre d’hébergement immédiate semblait l’intervention la plus judicieuse et la plus payante pour réduire le stress, donner un espace de repos et de réflexion, et permettre des actions suivies sans avoir à chercher pour retrouver le patient. Enfin, plutôt que d’essayer de tirer les patients vers l’hôpital, un lieu étrange et stressant pour eux, où ils ont l’habitude de vivre de la stigmatisation et de l’indifférence, ou alors qui est associé à l’action coercitive des forces de l’ordre, il semblait plus pertinent d’essayer d’aborder les patients dans leur environnement habituel, avant que la crise ne se manifeste.
C’est en suivant ces principes qu’une entente s’est établie en octobre 2014 entre le CHUM et la Mission Old Brewery (OBM) pour créer des services visant spécifiquement à aider les personnes itinérantes aux prises avec des troubles mentaux à sortir de la rue, à intégrer un logement ou un hébergement stable, et à entreprendre un suivi dans le réseau de la santé et des services sociaux. C’est ainsi qu’est né PRISM (le Projet de réaffiliation en itinérance et santé mentale), un projet qui associait un travailleur social à temps plein, employé de l’hôpital, et un psychiatre, à raison de deux à trois demi-journées par semaine, pour gérer environ 10 lits dédiés à cette fonction dans le refuge même. Rapidement, la direction du refuge fit le choix d’associer un intervenant psychosocial (un de ses employés à temps plein), à l’équipe.
Hospitaliser au refuge ?
Le PRISM offre un séjour d’environ six semaines à des hommes (le refuge étant strictement masculin) présentant le profil d’un problème évident de santé mentale associé ou non à de la consommation de drogue ou d’alcool. Les candidats proviennent du refuge, du Café Mission (un drop-in ouvert à tous pendant le jour, offrant café, repas du midi et connexion Internet avec ordinateurs), ou sont référés soit par l’urgence du CH ou directement par les policiers ou les organismes communautaires faisant du démarchage de rue. La personne est rencontrée le jour même (parfois dans les minutes qui suivent le signalement) et se fait demander s’il veut de l’aide pour sortir de la rue.
L’hébergement, offert gratuitement dans le cadre du PRISM, est une nette amélioration par rapport à ce qui est généralement disponible dans les refuges : le lit est simple plutôt que superposé ; il y a des cloisons de séparation avec les autres pensionnaires ; une armoire verrouillée personnelle est mise à la disposition de chaque participant ; ils peuvent rester la journée entière et bénéficier des trois repas de la journée, plutôt que d’être obligés de quitter avec toutes leurs affaires tôt le matin, de passer la journée dehors, puis de retourner faire la queue pour un lit en fin d’après-midi. C’est un appât tentant pour des personnes qui vivent une souffrance et un inconfort presque constant, parfois depuis de nombreuses années ! En contrepartie, ils doivent s’engager à rencontrer l’équipe régulièrement, à participer et à collaborer au projet de sortir de l’itinérance du mieux qu’ils peuvent, et à accepter de mettre une partie de leur argent de côté, en fiducie, pour pouvoir aller vivre en appartement.
Grâce à une entente spécifique avec la RAMQ, le travailleur social est autorisé à émettre une carte RAMQ valide dès son arrivée, ce qui permet au patient qui a tout perdu d’avoir une première pièce d’identité, lui donnant la possibilité d’ouvrir un compte bancaire, de faire une demande d’aide sociale (aussi faite dès le premier jour), et d’obtenir la gratuité de la médication. Incidemment, cela permet également au psychiatre de se faire payer pour le suivi clinique dès le début du processus. Dans les 72 heures suivant son admission, la personne est rencontrée par le psychiatre, qui procède à son évaluation psychiatrique, pose un diagnostic et offre un traitement. Un suivi psychiatrique hebdomadaire est fait jusqu’à la fin du séjour. Le psychiatre peut commander des bilans sanguins au besoin ou encore prescrire une médication par voie injectable, lorsqu’indiqué, grâce à la présence d’un infirmier sur place, au refuge. Le traitement est suggéré, mais non obligatoire dans la mesure où la personne est quand même disponible pour travailler sur le projet de sortie d’itinérance malgré des symptômes actifs. Rapidement, le travailleur social analyse les besoins d’hébergement et de soutien requis par la personne et fait les références ou encore accompagne directement la personne pour faire une recherche de logement. Des ententes spéciales avec des propriétaires, des OSBL d’habitation ou encore les responsables du réseau d’hébergement public permettent, dans la majorité des cas, de trouver un hébergement permanent adapté aux besoins de la personne en quelques semaines seulement. Toutes les personnes qui passent par le programme sont ensuite dirigées dans le réseau de la santé et de services sociaux, que ce soit vers une clinique externe, une équipe de suivi dans la communauté ou encore un suivi communautaire.
Le programme a commencé modestement avec 6 lits, puis a été progressivement développé jusqu’à 18 lits aujourd’hui. Un autre PRISM, pour les femmes cette fois-ci, a été ouvert en mars 2015 au Pavillon Patricia Mackenzie de la Mission Old Brewery, pour un ajout de 10 lits. Avec des séjours en moyenne de 60 jours, et un taux de succès de 67 %, environ 160 personnes bénéficient d’un séjour par année, 100 d’entre elles évolueront vers un logement ou un hébergement permanent, associé à un suivi médical et psychosocial. Dans plusieurs cas, les personnes étaient itinérantes depuis des années (plus de 20 ans pour certains). Lorsqu’on fait l’analyse avec le coût du programme, cela revient à environ 2 500 à 3 000 $ par sortie réussie de l’itinérance, une aubaine lorsqu’on sait, selon des études menées dans plusieurs villes canadiennes, que le coût annuel généré par une personne en situation d’itinérance (séjours au refuge, en prison et à l’hôpital, interventions policières et ambulancières, etc.) est de plus de 50 000 $.
La psychiatrie de rue
À la suite d’un financement important de la part du ministère de la Santé dans le cadre de la nouvelle politique de lutte à l’itinérance, un nouveau volet s’est ajouté à notre offre de service en mars 2014, soit celui d’une équipe de suivi intensif dans la communauté, spécifique à la clientèle itinérance et santé mentale (le Suivi Intensif Itinérance ou SII). Cette équipe, aussi logée au refuge de la Mission Old Brewery, composée de travailleurs sociaux, d’infirmières, d’un criminologue ainsi que d’un intervenant de la Mission Old Brewery, nous a permis de sortir même des murs du refuge pour véritablement faire de l’intervention de rue.
Un bon nombre de personnes en situation d’itinérance ne fréquentent pas les refuges et dorment dans des cadres de portes de commerces, dans des abris de fortune ou encore dans des restaurants ouverts 24 heures lorsqu’elles y sont tolérées. Elles sont présentes dans la rue, le métro, le Montréal souterrain ou les parcs.
Avec l’aide d’organismes communautaires et d’infirmières qui font du démarchage ainsi que des policiers alliés, l’équipe va à la rencontre des gens dans la communauté, dans certains cas avec le psychiatre, pour faire des évaluations directement dans la rue. Nous suivons ainsi environ une cinquantaine de personnes à la fois dans la communauté, la majorité de celles-ci rapidement logées à la suite de l’intervention. Il arrive que des moyens juridiques, tels qu’une ordonnance de traitement et d’hébergement, soient utilisés pour briser l’impasse dans certains cas et donner la chance à des personnes souvent malades depuis des années de faire l’expérience d’un traitement psychiatrique, de sortir de la rue et de rejoindre la société. Dans la majorité des cas, les personnes ainsi traitées redeviennent lucides, se rendent compte de l’impact dévastateur de la maladie dans leur vie et sont reconnaissantes de l’intervention, même si des moyens coercitifs ont dû être utilisés.
Bilan et perspectives
À ce jour, l’ensemble des équipes du CHUM qui offrent des services aux personnes adultes en situation d’itinérance a suivi et traité, depuis novembre 2013, plus de 300 personnes, dont plus de 180 sont sorties de la rue et sont maintenant dans des logements ou de l’hébergement adapté. Nous sommes en discussion avec plusieurs partenaires pour ouvrir d’autres sites PRISM.
Nous avons vu des jeunes d’à peine 18 ans, des personnes de plus de 70 ans, des hommes et des femmes qui avaient exercé des métiers et même des professions dans leur vie, d’autres que les familles cherchaient depuis des années et qui ont pu être réunis avec elles. La plupart de ces gens vivaient dans la peur ou dans un brouillard induit par la psychose, que des circonstances plus favorables et un traitement adapté ont su dissiper en partie ou même parfois complètement, leur permettant de retrouver des capacités qu’ils avaient antérieurement et, ainsi, reprendre, parfois avec une rapidité déroutante, une vie plus normale.
Bien que le succès d’un tel projet ne soit jamais garanti, nous avons réussi notre pari. Nous avons obtenu un financement stable en démontrant qu’il est possible d’obtenir des retombées significatives pour chaque dollar investi dans PRISM. On sent un engouement de la part des futurs praticiens de la santé (externes, résidents, fellows et autres) qui cognent déjà à nos portes. Si nous pouvions avoir des postes, ils seraient comblés rapidement !
Les conclusions sont claires : la santé mentale et l’itinérance ne sont pas des fatalités, des maux qu’il faut accepter avec philosophie et surtout impuissance, comme le cancer l’était autrefois, mais plutôt des conditions traitables, parfois avec des résultats modestes, mais parfois aussi avec des succès éclatants. Ils méritent d’être combattus avec la même ambition et la même énergie que les autres grandes maladies que l’on connaît.
Par Olivier Farmer, M.D.
Consulter les versions originales de l’article (PDF) en français: Santé Mentale – Tracer un nouvel itinéraire ou en anglais: Mental Health – Mapping a new route.
L’auteur est psychiatre, chef du Service de psychiatrie urbaine du CHUM et professeur associé de clinique à l’Université de Montréal. Il est membre du Mouvement pour mettre fin à l’itinérance à Montréal.
Le projet PRISM a valu au Dr Farmer et à sa collègue, Dr Lison Gagné, le titre de Personnalités de la semaine du quotidien La Presse, en février 2014.