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Combien sont-ils à mourir sans domicile fixe ?

Par Cynthia Lewis, janvier 2018 

« Measuring a problem is the first step towards addressing it.  

And if you don’t measure it, it tends not to be a high priority » 

[Dr. Stephen Hwang; The Star, 2016] 

 

En 2014, la mort violente d’Alain Magloire — 41 ans — avait profondément ébranlé la population montréalaise et enflammé la presse locale. Ce décès était d’autant plus tragique qu’il concernait une personne sans-abri qui souffrait d’une problématique en santé mentale. À cette époque, comme j’étais impliquée en itinérance, c’était avec intérêt que j’attendais les conclusions du coroner sur les circonstances de ce décès. Malgré des informations très instructives sur l’itinérance à Montréal, le rapport ne fournissait aucune statistique de décès concernant cette population vulnérable. Dans un contexte où on chiffre de plus en plus le parcours des personnes sans domicile fixe, il semble que certains événements de leur trajectoire restent encore statistiquement invisibles. Pourquoi ? Cet article explore cette question, ainsi que les défis, les possibilités et l’importance de mieux comprendre l’ampleur des décès liés à l’itinérance.  

 

Les défis de chiffrer le nombre de sans-abri décédés 

 

Dans une enquête publiée par The Star en 2016 le quotidien s’interrogeait justement sur les raisons qui poussaient les autorités à ne pas assumer la responsabilité de quantifier le nombre de sans-abri morts dans les rues. L’article révélait que la province de l’Ontario et la plupart de ses municipalités ne suivaient pas — ou presque pas — les décès liés à l’itinérance : hormis certains collectifs communautaires qui dressent la liste des décès de la rue. Or, sans ces précieuses informations, il devient plus difficile de comprendre l’ampleur de cette tragédie et de trouver les solutions adéquates pour la prévenir.   

 

L’article soulève deux principales raisons pour lesquelles les autorités ne dénombrent pas ces décès. D’une part, le bureau du coroner — qui est responsable des enquêtes sur les décès non naturels, soudains ou inattendus — n’a pas le mandat de suivre tous les décès des personnes itinérantes. D’autre part, les hôpitaux, les organismes communautaires et les refuges pour personnes en situation d’itinérance ne sont pas tenus de déclarer l’ensemble de ces décès provinciaux dans un registre centralisé. Enfin, si l’initiative d’enregistrer les décès de sans-abri s’est amorcée en 1989, la pratique a cessé en 2007, faute de données fiables.  

 

The Star rappelle notamment que depuis les trente dernières années les autorités ont largement ignoré les demandes et les recommandations des groupes et des institutions en faveur d’un registre centralisé permettant de suivre le décès des itinérants de la ville de Toronto, et cela, malgré de multiples recherches menées par des experts canadiens et internationaux qui ont constaté que vivre une situation d’itinérance était un facteur considérable de décès prématuré, particulière chez les hommes.   

 

Finalement, toujours selon cette enquête, le Comité consultatif d’experts mandaté par le gouvernement de l’Ontario pour trouver des solutions préventives à l’itinérance n’aurait suggéré aucune recommandation qui prévoyait de chiffrer le nombre de décès d’itinérants de la province. Pourtant, le rapport du Comité consultatif d’experts n’exclut pas l’idée d’élargir la collecte de données afin de mieux saisir les conséquences et la complexité de l’itinérance. Cependant, pour favoriser l’élaboration d’initiatives communes et systématiques — par exemple, l’élaboration d’un registre de décès — il faut adopter au préalable une définition inclusive et globale de l’itinérance 

 

Il faut également renforcer les efforts concertés et les capacités des collectivités à recueillir un ensemble minimum de données normalisées, de sorte qu’il devient plus facile de comparer les expériences vécues.  

 

Il est aussi question de manipuler des renseignements personnels sur ces individus. À ce niveau, il devient nécessaire que les autorités responsables du registre de décès soient en mesure d’assurer la qualité ET la confidentialité des dossiers informatisés.  

 

Ainsi, constituer une base de données probantes et fiables n’est pas si simple lorsqu’on mesure les composantes de l’itinérance, plus particulièrement les décès qui lui sont liés. Une telle initiative impose plusieurs défis méthodologiques et éthiques qu’il faut prendre en compte pour assurer la qualité des informations obtenues.  

 

Suivre les décès des personnes sans-abri : l’initiative torontoise   

  

Le 1er janvier 2017, les responsables de la santé publique de Toronto ont lancé un programme afin de suivre les décès des personnes sans-abri à travers la ville. Cette nouvelle initiative vise à mieux comprendre l’ampleur du phénomène et à fournir des données probantes qui permettront de prendre des décisions éclairées en matière de services et de soins de santé chez ce groupe vulnérable.  

 

Jusqu’à présent, les données sur les décès de personnes sans-abri à Toronto se limitaient à celles qui vivaient dans les refuges financés par la Ville, ce qui expliquait en partie le sous-enregistrement de l’information. Le nouveau système de suivi se concentre désormais sur l’ensemble des personnes qui décèdent dans la rue, dans la maison d’un ami ou d’un membre de la famille, dans un refuge ou ailleurs (Note : les informations répertoriées dans ce segment ne précisent pas explicitement si la collecte de données a également été effectuée auprès des maisons/hébergements de transition).  

 

Les données collectées incluront l’âge, le sexe, la date de décès, le lieu et la cause du décès, le patrimoine autochtone, l’historique d’itinérance et les ressources fréquentées par l’individu, ainsi que les coordonnées de la personne signalant le décès. 

 

L’information recueillie permettra de capter le nombre et les causes de décès au sein de cette collectivité et d’identifier les tendances saisonnières, géographiques et sociodémographiques d’une année à une autre.  

 

La santé publique de Toronto sera responsable de l’administration du programme, auquel participent près de 200 organismes issus de la santé et des services sociaux. Pour ce faire, un formulaire en ligne a été fourni aux organismes participants et les données seront vérifiées par le Bureau de la santé publique de Toronto et le Bureau du coroner en chef de l’Ontario.  

 

Combien sont-ils à mourir dans les rues de Toronto 

 

En novembre 2017, la santé publique de Toronto a présenté quelques données tirées du nouveau registre de suivi sur les décès de personnes sans-abri. Ces informations préliminaires démontrent que près de 70 personnes itinérantes ont perdu la vie depuis le début de l’année, soit du 1er janvier au 30 septembre. En moyenne, il s’agit de 1,8 personne par semaine qui est morte au cours des 9 derniers mois, suivant le début de la collecte de données. La saison hivernale étant la plus à risque, avec 2,1 décès par semaine.  
Parallèlement à la tendance saisonnière, vivre une situation d’itinérance serait aussi lié à un risque plus élevé de décès prématuré: l’âge médian étant de 48 ans. Pour l’ensemble des 70 décès répertoriés, plus de 34 individus sont morts avant d’avoir atteint l’âge de 50 ans. En comparaison, l’espérance de vie des Torontois est de 79 ans et celle des Torontoises, de 82 ans.  

 Également, l’analyse différenciée des décès selon le sexe révèle une surmortalité masculine : 57 hommes et 13 femmes. Toutefois, ces données préliminaires ne mentionnent pas si la faible représentation de ces décès féminins serait liée à une plus grande ascendance des femmes à expérimenter la dimension cachée de l’itinérance. Cette tactique de survie pourrait camoufler l’ampleur réelle du phénomène en sous-estimant la mortalité féminine.  
Enfin, 46 décès sont survenus dans des lieux intérieurs, tels que des hôpitaux, contre 4 dans des lieux extérieurs et 20 dans des lieux non précisés. Les causes de décès n’ont pas été expliquées pour chacun des individus sans-abri répertoriés dans le registre.   

 

À la lumière de ces premières informations, il est à noter que le nombre de décès est probablement plus élevé, puisque la compilation des données auprès des refuges et des organismes n’est pas encore achevée à ce jour. De même, il est important de souligner que ce ne sont pas tous les organismes partenaires qui décident de déclarer les informations liées au décès d’une personne en situation d’itinérance. Également, l’origine autochtone est rarement déclarée ou connue et, finalement, les causes officielles du décès ne sont limitées qu’aux cas documentés par le coroner.   

 

Une initiative prometteuse pour Montréal? 

 

Bien que le suivi des décès de sans-abri ne soit encore qu’à l’étape exploratoire, il faut reconnaître que l’initiative torontoise est prometteuse pour Montréal. D’une part, elle favorise le partage des connaissances et de l’information, notamment en mobilisant l’ensemble des acteurs concernés sur un enjeu commun : l’itinérance. D’autre part, les données obtenues peuvent être utiles afin d’orienter les efforts à déployer à l’échelle de la ville et ainsi mieux servir cette population vulnérable, particulièrement en réduisant les écarts sociaux de santé et les difficultés d’accessibilité aux soins et aux ressources. Enfin, ces statistiques de décès fournissent un portrait plus complet du parcours des individus vivant cette situation complexe, notamment en offrant des renseignements supplémentaires qui ne sont pas nécessairement captés par le dénombrement ponctuel.  

 

En 2016, le rapport d’enquête sur les causes et les circonstances du décès d’Alain Magloire abonde dans ce sens en mettant de l’avant la nécessité de mieux connaître les « parcours et les besoins » des personnes en situation d’itinérance à Montréal. Le coroner recommande aussi de briser « les silos » dans le but d’encourager les institutions et les organismes du milieu de l’itinérance à mieux « partager les données et informations » qu’ils détiennent sur une personne afin que l’on connaisse parfaitement son profil et de façon à être en mesure de lui offrir les meilleurs soins possibles.   

 

Selon une investigation préliminaire de notre part, les informations sur les décès de personnes en situation d’itinérance à Montréal sont disparates et recueillies par différents individus, groupes, organismes communautaires et institutions de la ville (p. ex. certains cimetières montréalais — liste de défunts non réclamés —, SPVM/EMRII, Bureau du coroner). À ce jour, et selon nos connaissances, aucune initiative n’est en cours pour répertorier ces données dans un registre centralisé et informatisé.   

 

 

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