Les sentinelles du terminus
Chaque semaine des dizaines de personnes vulnérables arrivent à la gare des autocars de Montréal.
Un article de Naïma Hassert, journaliste indépendante. Montréal le 23 juin 2015
Le poste de guet de Premier arrêt est un petit kiosque devant la porte 9 en plein centre du terminus de la Gare d’autocars de Montréal. Juste au-dessus, des pancartes affichent en grosses lettres « Pas d’information sur les autobus ». Ce kiosque, c’est Premier arrêt; et les quatre intervenants communautaires qui s’y relaient mettent tout leur temps à repérer, avant les criminels, les personnes seules, démunies, en fugue, bref vulnérables, qui passent par là, soit environ 70 à 90 personnes chaque mois.
Située en plein cœur du centre-ville, cette gare accueille des autobus provenant du Québec, du Canada et des États-Unis, en plus de faire la navette avec l’aéroport de Montréal. À deux pas de là, c’est la Place Émilie-Gamelin, un coin de mauvaise réputation, et le quartier comptant le plus d’itinérants au Québec. Comme le résume Philippe-Olivier, un pro de la question à Premier arrêt depuis deux ans :
« Tu fais trois pas à l’extérieur de la gare, et tu peux te faire aborder… ».
L’endroit est stratégique pour faire le guet, repérer les personnes vulnérables, qu’elles soient itinérantes ou pas, puis les guider vers les bonnes ressources.
Créé en 1999 à l’initiative du YMCA et de deux autres organismes communautaires partenaires, Premier arrêt est le seul programme de ce genre au Québec. Ses professionnels sont libres : libres de consacrer le temps qu’ils souhaitent à ces personnes, et au besoin, de les raccompagner eux-mêmes vers les bonnes ressources, de leur payer un sandwich, un billet de métro, ou même un billet d’autobus afin de les rapatrier dans leur lieu d’origine.
Après deux ans, il n’y a pas un cliché qui tient
L’itinérance, ce n’est pas écrit sur le front. « On pense souvent que les itinérants ne sont pas propres, qu’ils portent des vêtements tout croches : c’est juste pas vrai. » Pas de profil type, si ce n’est que d’habitude, ils ont eu la vie dure, ce qui se reflète dans leurs expressions, leurs mouvements, leurs tics. « Je les reconnais plus par leur comportement et leurs émotions que par leurs traits physiques. » Si quelqu’un fait le tour de la gare nerveusement, ou qu’il traîne au même endroit depuis quelques jours, c’est probablement parce qu’il y a quelque chose qui cloche. Plusieurs viennent d’eux-mêmes chercher de l’aide : d’autres fois, il faut les approcher. Mais comment ?
La meilleure approche, c’est de rester humain. Un simple « Comment ça va ? » ou « T’as pas l’air de feeler, qu’est-ce qui se passe ? » suffisent généralement pour démarrer une conversation. Ça va bien si elle dure une demi-heure. Mais parfois, elle peut se compter en heures…
« Des fois, il faut laisser ventiler. »
Laisser la personne aller dans toutes les directions avant de poser les bonnes questions, listées sur le canevas de base distribué à tous les employés, pour cerner leurs besoins.
Parfois, rarement, la personne est rébarbative : alors, Philippe-Olivier n’insiste pas.
Il y a tellement de ressources à Montréal
Ce ne sont pas les ressources qui manquent. En face du kiosque, des petits dépliants listent les plus pertinentes pour les femmes, les hommes et les aîné(e)s : hébergement, services de santé et services sociaux, repas et centre de jour, casier et comptoir postal, aide à la recherche de logement, ligne ouverte pour la violence conjugale… Des petites listes que Premier arrêt refile aux gardiens de sécurité la nuit, quand les bureaux du programme sont fermés, et qui peuvent servir en cas d’urgence.
Mais ce n’est pas tout de dire « Je vais t’aider ». Il faut en être capable. Prendre le temps de s’adapter, de se bâtir un réseau et de connaître ses alentours. Une base de données interne et confidentielle répertorie des informations de base sur les personnes ayant passé par Premier arrêt, ainsi que le type d’aide qu’elles ont reçue, afin de faire le suivi si elles reviennent. Au fil des années, les travailleurs de rue en viennent à connaître, parfois personnellement, près de la moitié de la population itinérante du coin.
Une conclusion à tirer ?
Après deux ans de travail à temps plein, Philippe-Olivier est devenu une sorte de spécialiste de l’itinérance. Mais sa seule conclusion… c’est qu’il n’y a pas de conclusion.
« Travailler avec l’être humain, c’est extrêmement complexe. »
Difficile même de dire si ceux qu’il aide « s’en sortent ».
« C’est quoi, s’en sortir ? Les objectifs vont être différents de personne en personne. Si quelqu’un cherche à moins boire et qu’il réussit, pour moi, il a atteint son but. »
Son but à lui, c’est d’aider les individus qui se présentent devant son kiosque. Et pour ça, il a bien sûr besoin du YMCA, mais aussi de tous les autres organismes de la ville, car c’est la force du nombre qui va lui permettre de répondre à leurs besoins. Des besoins aussi variés que le type de personnes qui passent par la Gare d’autocars.